Les adultes étaient préoccupés. La Hongrie venait d'être envahie. La T.S.F. donnait de mauvaises nouvelles. Les mères de famile faisaient des provisions. Le sucre, le savon, l'huile, les pâtes, le riz et le café commençaient à manquer sur les étagères de l'épicière qui commençait à rationner ses clientes. Les jugeant peu raisonnables.
- Maman ! Il me faut de la laine ! Tu me donneras tous les restes ? Cette fin de semaine on doit aller au local pour tricoter. Faire des couvertures...
- Qu'est-ce que tu racontes ! Ferme la porte. Pose tes affaires. Viens vite manger. Tu sais que ton père a besoin de la table, pour travailler, dès qu'il arrive.
La guide de France rangea son uniforme. Se mit en chemise de nuit et pull.
- Nous allons samedi et dimanche faire des carrés de laine. Les cheftaines de tout le secteur les assembleront. C'est pour des familles...Je ne sais plus de quel pays.. L'armée russe l' a envahi... Les gens n'ont plus rien... Ils souffrent de la faim, du froid...
- On verra. On verra...Mange ta soupe ! Ton petit frère a presque fini.
Comme toujours, ce qu'elle disait n'intéressait pas sa mère. Son frangin réclama sa tranche de pain avec son morceau de tome de chèvre. Le chèvre de la grand-mère, un délice à ce qu'il paraissait. Digne de l'appelation Banon. Elle, elle n'aimait pas le fromage. Seule de la famille. Elle plia sa serviette. Dit "bonne nuit". Se cacha sous sa couverture. Repensa à ce qu'il faudrait faire, en fin de semaine. Aux familles qui souffraient encore plus qu'elle dans un pays loitain, où sévissait une armée étrangère...
Pourquoi les grands étaient-ils toujours aussi bêtes ? Depuis des siècles qu'ils se prenaient et reperdaient les mêmes territoires... Pourquoi tant de morts inutiles ? Pour rien. A quoi ça servait d'aller à l'école, d'être instruit, si ceux qui étaient les plus diplômés, dirigeaient... se conduisaient plus mal que les autres ?
Pourquoi des chars pouvaient-ils entrer dans un pays. Tout casser. Terroriser les femmes, les enfants.
Pourquoi il y avait-il toujours une guerre quelque part ?...
Le lendemaine la scoute mit toute sa force conviction pour que sa mère lui remette le sac contenant les restes de pelotes.
- Non. Ca peut encore me servir.
- Mais maman, là-bas les mères n'ont rien. Les enfants meurent de froid. Les russes détruisent tout. On doit leur envoyer des couvertures. Tu as connu la guerre. Il faut les aider. Qu'au moins ils aient moins froid....
A bout d'argument elle lança : Il faut faire plaisir à Dieu...si tu veux qu'il te fasse plaisir. Que papa réussisse !
Le samadi 16 heures une co-équipière tira le cordon métallique de la sonnette. Elle descendit en courant. Le précieux sac à la main.
Le local était bondé. Les filles, assises par terre sur leur duvet, tricotaient sans arrêt. Les deux premiers rangs régularisés par leur cheftaine. A chaque caré terminé l'une des chefs l'ajoutait aux bandes en préparation. Une auttre reformait la base du carré suivant.
Au bout de plusieurs heures des éclats fusèrent devant un amoncellement d'erreurs, de mailles perdues...De crampes aux mains ou à l'estomac.
La séance fut arrêtée.
Chacune sortit son casse-croûte. Mangea. Suivit une rapide toilette. Chacune s'engouffra dans son duvet. Minuit passé. Auront-elles terminé de remplir les cartons pour dimanche soir ? Les lumières furent éteintes par les cheftaines qui s'étaient aménagé une place dans le débarras de l'autre côté du couloir.
Un bruit d'averse torrentielle réveilla Nanette. La rue, très pentue, accentuait les effets sonores de l'eau. Que de courbatures ! Que de senteurs chaudes-fortes !
S'étirant pour se dégager, elle toucha, involontairement, sa voisine qui grogna. Les rayons du jour dardant à travers les persiennes, permettaient à peine de contempler la scène. Tout le sol était recouvert de corps tordus dans leur duvet. Impossible de se lever sans marcher sur quelqu'un.
Les portes ouvertes permettaient aux respirations des cheftaines et des équipières de jouer un concert insolite. Fallait attendre que toutes ressuscitent de ce champ de bataille. Elle se recroquevilla dans son nid chaud. Attendant le signal du lever.
- Neuf heures ! Tout le monde debout ! Les tartines et le chocolat chaud sont prêts.
Bien reposées, mais ankylosées, elles se levèrent. S'habillèrent. Rangèrent leur sac. Déjeunèrent rapidement. Mains lavées : aux aiguilles !
Le dimanche fut laborieux. Celles qui avaient terminé leurs laines les premières aidèrent les mieux fournies à vider leur sac.
Enfin ! Plus un fil !
Les cheftaines, contentes, annoncèrent le nombre de couvertures-cartons qui pourraient rejoindre, à l'évêché, le service centralisateur.
Vingt heures. Devoir accompli, contentes et fourbues, les patrouilles se séparèrent. Les Guides de France regagnèrent nuitamment leur domicile.
Accompagnées par la fine pluie glaciale d'un hiver tenace.
Rentrer à midi pour le déjeuner demandait une vive allure. Il y avait peu de temps. Souvent l'écolière aurait préféré déjeuner à la cantine. Pouvoir se reposer un peu avant la reprise des leçons, en jouant aux osselets avec ses copines, dans la cour. Mais elle devait rentrer en vitesse. Repartir de la même façon.
- Je peux marcher avec toi ? J'ai remarqué que nous habitions en face...
- Oui. Si tu veux.
Nanette regardait cette grande fille qui partageait depuis la rentrée, silencieusement, son trajet.
- Tu vas au collège ?
- Oui. Et toi, où vas-tu le samedi ou le dimanche, en uniforme ?
- Je suis Guide de France. Si tu veux venir, j'en parlerai à ma cheftaine.
- Non. Moi, je vais "frotter" le jeudi et le dimanche.
- Si tu veux, je pourrais venir avec toi, quand je n'ai pas de réunion, ça t'avancerait. Tu pourrais, peut-être, alors, venir...
La grande fut secouée d'un fou-rire déconcertant.
- Tu peux pas m'aider !
- Je frotte pour ma mère...
- Tu comprends pas. T'es trop jeune !
- Je l'aide depuis des années. Je t'assure !
- Mais...je "frotte" pas de cette façon-là ! Nous sommes arrivées. Bon appétit. A demain
La grande, en riant aux éclats, rentra chez elle.
Nanette se demanda si elle était normale.
La mère, qui la guettait toujours de la fenêtre, la referma. Remplit les assiettes des enfants. Explosa dès son arrivée.
- Je ne veux plus que tu parles à cette fille !
- Elle fait le même chemin que moi...
- Prends l'autre trottoir.
- Il est à l'ombre. Plus accidenté.
- Je ne veux plus te voir à côté de cette fille ! Elle a mauvais genre. Mauvaise réputation...
Décidément... c'était le jour des bizarreries.
Elle mangea sa soupe, épaissie par des morceaux de pain rassis. Plia sa serviette. Débarrassa. Frotta la vaisselle. Se dépêcha de faire ses devoirs avant que le père rentre. Occupe l'espace restreint.
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